Archives de la catégorie Ecrire

Hélène Despléchin

La main de la vieille dame

Sur la grand’place de la petite ville où je viens faire quelques courses, je cherche à me garer… A quelques mètres devant moi, une vieille dame traverse péniblement, je freine, j’arrête, je la regarde sans trop la voir jusqu’à ce qu’elle trébuche et qu’elle tombe…

Je descends et me précipite auprès d’elle… J’ai vu son visage frapper le pare-choc d’une voiture, je l’interroge, inquiet…

Très vite deux ou trois passants nous rejoignent, la prennent  sous les bras pour la relever… J’essaie de dire « pas trop vite, laissez la reprendre ses esprits », personne n’écoute vraiment, chacun se veut utile, efficace… La scène dure quelques minutes à peine, la dame me regarde, son regard m’émeut et, lentement, doucement, elle me tend la main…

Elle me tend la main, que je prends dans la mienne, une belle et longue main de belle et grande femme, une main douce, chaude, rassurante… une main de mère, d’épouse, d’amante… Je lui donne la main et elle se lève, péniblement, esquisse un sourire gêné, rassure la petite foule autour d’elle et s’en va…

Pourquoi m’a-t-elle tendu la main ? Pourquoi à moi ? J’étais là le premier, je suis  un homme, j’ai l’âge d’être son fils, j’étais calme, rassurant… Qui étais-je ?

J’étais, tout simplement, touché. Je me sentais inquiet, et malheureux pour elle ; s’était-elle fait mal ?

Je me souviens d’une question que, toute petite, me posait ma fille aînée alors que je venais d’indiquer le chemin à un touriste égaré : « Mais comment pouvait-il savoir que tu connais le chemin ? » .

Je ne sais pas pourquoi cette dame m’a tendu la main, à moi et pas aux autres, sans doute cela n’a-t-il aucune importance pour elle, mais je sais que moi, en la quittant, j’ai souri, comme lorsqu’on reçoit un cadeau d’un enfant ou, tout simplement, lorsqu’un enfant glisse dans la vôtre sa petite main douce, comme cela, sans rien dire, juste pour s’assurer que vous êtes là, qu’il y a, là, près de lui, quelqu’un, quelqu’un qui soit là, disponible,  sûr,  calme, présent… Présent pour l’autre… Présent à l’autre… J’aime ce concept que nous a offert Marcel Nuss.

Jean-Louis Chapellier, Présent à l’autre, colloque de Vielsalm, 7 novembre 2011

http://salm.be/la-presence-a-l-autre-ASBL-Les-Hautes-Ardennes-reflexion-sur-l-accompagnement-des-personnes-handicapees-Vielsalm

Photographie : © Hélène Despléchin

Hélène Desplechin

Un autre monde ?

Existe-t-il un monde qui ne serait pas le monde ? Existe-t-il une vie qui ne serait pas la vie ?

Je me suis souvent posé ces questions. Chaque fois que j’entre dans un lieu accueillant des personnes  handicapées, je suis touché par l’étrangeté de la situation et des gens… Ce monde est-il le mien ? Ces humains sont-ils mes semblables, mes proches, mes frères, mes enfants?

Je me suis depuis longtemps forgé cette intime conviction : l’on  ne comprendra rien à la problématique du handicap si l’on ne la resitue constamment dans sa dimension fondamentale : le handicap est un drame. Ce drame  frappe une famille et, par-delà, il touche la société toute entière; il touche, pour la bouleverser, notre humanité.

J’ai passé ma vie professionnelle dans le monde du handicap. J’ai appris à questionner ce drame, sans doute parce que, dans mon enfance, une autre forme de malheur m’avait profondément marqué. J’ai construit mon identité professionnelle en me situant auprès de ceux que le destin frappe du sceau de l’injustice, du chagrin, de la douleur.

Jean-Louis Chapellier

La mort

2010

Photographie : © Hélène Desplechin

Katherine White« La symbolique des sentiments »

Nous avons tort de ne plus pleurer publiquement nos morts et de nous priver ainsi d’une relation nécessaire au défunt : le sentiment.

Marcel Mauss, ethnologue connu pour son essai sur le don (et pour n’avoir jamais quitté son bureau, ce qui faisait sourire ses collègues), évoque, dans un de ses nombreux articles, la symbolique des sentiments.

Dans le rituel funéraire des peuplades d’Australie (Mauss écrit cela en 1921), on observe des larmes, des cris, en plus des discours et des chants. Et, montre-t-il, ces cris, ces hurlements, ces pleurs font partie intégrante des rites, sont comme une forme de prière.  (On pensera, bien sûr, aux « pleureuses » qui, de l’Egypte antique à nos campagnes, louaient leurs larmes.)

Ces expressions collectives, simultanées, des sentiments de l’individu et du groupe sont, pour l’ethnographe, plus que de simples manifestations émotionnelles, ce sont des signes, des expressions comprises, bref, c’est un langage. Les pleurs sont scandés et leur rythme conduit à la musique, les cris sont partagés et leur unité constitue un langage élaboré, un fait social. Dans ce sens, Mauss évoquera, dans son essai sur la prière, les religions où prier seul est totalement interdit – c’est le cas, par exemple, des Brahmanes d’ Inde. La représentation sociale de la douleur serait aussi nécessaire que la douleur elle-même.

« On fait donc plus, conclut-il,  que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symbolique. »

Jean-Louis Chapellier

La mort

2010

 Photographie : © Katherine White
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